Éric Bonnargent est professeur de philosophe, ayant été chroniqueur au Magazine des livres puis au Matricule des Anges. Il est l’auteur des ouvrages Atopia, petit observatoire de littérature décalée (2011, Éd. Vampire actif) et Les Désarrois du professeur Mittelmann (2023, Éd. du Sonneur).
CONSCIOUS. Qu’auriez-vous à redire de la définition du Robert à propos de la conscience : « connaissance immédiate de sa propre activité psychique (s’oppose à l’inconscience) » ?
Éric Bonnargent. C’est une définition qui est juste, mais n’en est pas moins très insuffisante. Pour définir la conscience, si tant est que cela soit possible, il faudrait un livre entier. Certains s’y sont d’ailleurs essayés. Pour faire vite, et ma réponse sera donc elle-même insuffisante, on peut dire qu’en réalité il y a plusieurs niveaux de conscience. Cette définition du Robert définit la conscience comme conscience de soi. Mais la conscience peut aussi se définir par la lucidité, la mémoire, la lecture d’état mentaux (comme la peur, la joie, la pitié…), la cognition, à savoir la conscience de notre degré de connaissance (certitude, hésitation ou ignorance) et enfin cette capacité proprement humaine (du moins dans l’état de nos connaissances) à former des concepts comme le bien et le mal, le juste et l’injuste, le vrai et le faux, etc. et à créer des fictions (au sens de ce qui n’est pas concret, mais n’en existe parfois pas moins), comme la patrie ou… Dieu. À ce sujet, j’ai un faible pour cette phrase de Yuval Harari dans Sapiens qui montre bien ce qui distingue l’homme des autres animaux : « Jamais vous ne convaincrez un singe de vous donner sa banane en lui promettant qu’elle lui sera rendue au centuple au ciel des singes. »
CONSCIOUS. Pensez-vous qu’il soit impératif d’être toujours conscient ?
É.B. Ah, mais non ! Surtout pas ! La conscience des choses exige un recul par rapport à ce que nous vivons. Or, avoir se recul nous interdit de profiter du moment présent. Si je me rends compte que je suis heureux, je me dédouble et deviens spectateur de mon propre bonheur, ce qui empêche de le vivre. Pire, je peux commencer à remettre en cause mon sentiment de bien-être en me demandant « tiens, suis-je vraiment heureux ? » Être inconscient, être tout entier livré à la sensation, à l’oubli de soi, est quelque chose de salvateur. Attention, je ne veux pas dire non plus qu’il ne faut jamais être conscient et traverser la vie sans se rendre compte de rien, tel un imbécile. Je crois plutôt qu’il faut parvenir à un certain équilibre entre conscience et inconscience.
CONSCIOUS. Mettant en regard conscience et art, ces deux derniers sont-ils toujours accordés ? Dans la production d’une œuvre ? Dans sa réception ?
É.B. Il me semble que la conscience est ce qu’il y a peut-être de plus néfaste à la production artistique. Je vous renvoie à ce que disait Francis Bacon ici et là au sujet de la peinture, à savoir que le processus créatif est un mélange de maîtrise et de surprise, une sorte de dialogue entre une volonté consciente (le projet initial, les moyens à mettre en œuvre pour y parvenir), une volonté inconsciente et une matière (la couleur pour le peintre, les mots pour l’écrivain, etc.) qui, par définition, résiste à la volonté créatrice. De cette inconscience et de cette matière surgissent des effets inattendus qui vont conduire l’artiste à s’adapter. Ces effets, Bacon les nomme des « accidents ». Ces accidents sont le propre de n’importe quel art. Je peux vous assurer que tous mes personnages de roman ont fini par m’échapper. Au bout de quelques pages, je ne maîtrise plus grand-chose : les personnages acquièrent leur propre autonomie et je dois les laisser faire sous peine d’incohérence. Enfin, je crois que cette part d’inconscience est ce qui distingue l’artiste de l’artisan. L’artisan applique des recettes, des savoir-faire, des procédés qu’il maîtrise parfaitement, consciemment, alors que l’artiste, lui, se laisse guider par son intuition. D’ailleurs, lorsque des artistes deviennent trop conscients, ils cessent d’être intéressants, cessent d’être des artistes pour n’être plus que des artisans. Il y a des centaines d’exemples, mais c’est le cas de Ben Vautier qui me vient à l’esprit. Cela fait au moins un demi-siècle qu’il se plagie lui-même. Il n’y a plus aucune créativité dans son œuvre, il maîtrise trop le processus créatif et ses œuvres sont aussi semblables les unes aux autres que les baguettes de mon boulanger.
En ce qui concerne la réception, c’est plus complexe. Je crois qu’il y a deux manières de recevoir une œuvre : l’une est intellectuelle, donc consciente et l’autre sensible, donc inconsciente. Le critique d’art analyse l’œuvre et, à partir d’outils intellectuels, va pouvoir se prononcer, expliquer pourquoi elle est ratée, pourquoi elle est réussie et, si c’est le cas, ce qu’elle apporte de nouveau et comment elle s’inscrit dans l’histoire de l’art. Il s’agit d’un jugement objectif, solide et c’est parce qu’il existe de tels critères qu’une œuvre peut être qualifiée d’œuvre d’art. Et il n’y a rien de subjectif. Si cette appréciation l’était, il n’y aurait pas de musées et certains textes ne survivraient pas à travers les siècles. Mais il y a aussi la réception sensible de l’œuvre. Contrairement à Kant, je crois qu’une œuvre n’est universellement belle que pour des raisons intellectuelles et donc conscientes. Par contre, le goût est subjectif, relève d’une sensibilité qui est par définition singulière. Prenons un exemple tout bête : lorsque je lis les romans (et seulement les romans) de Marguerite Duras, je m’ennuie, ça ne me plaît pas, mais je sais qu’objectivement elle est un grand écrivain parce qu’elle a un style, un propos, un univers. Il n’empêche que je ne prends aucun plaisir à la lire. À l’inverse, il y a des livres qui n’ont objectivement guère de qualités artistiques, qui ne resteront sans doute pas dans l’histoire de la littérature, mais qui sont si plaisants qu’il est impossible des les lâcher. Je vous mets au défi de ne pas dévorer Le Silence des agneaux de Thomas Harris ou Le Chardonneret de Donna Tartt.
Entretien réalisé par Clémence Hénin.